Les bouées hurlantes de Jacques Josse ou le bar de l’oubli…

au bar de l'oubli jacques josse

Avec son nouveau roman Les bouées hurlantes, Jacques Josse guide ses lecteurs sur la côte nord, en Bretagne. Perché en haut d’une falaise, le bar de l’Oubli surplombe l’océan tel un phare, sa lumière attire les noctambules et voyageurs de passage…

Jacques Josse est un marin en terre, et poète à la façon de Rafael Alberti qui nous légua son admirable Marinero en tierra (Le Marin à terre, trad. Claude Couffon, Éditions Seghers, 1957). L’œil perdu au loin, il cherche entre les bols d’écume et les bouées hurlantes le visage de son grand-père et l’on se souviendra de sa Lettre ouverte au grand-père capitaine (Le Réalgar, 2019). Mais à l’instar de son père qui rêva d’aller sur la mer et que la maladie ancra sur la terre ferme, Jacques Josse est un « débarqué » – c’est le nom de son fameux recueil Débarqué (La Contre Allée, 2018) –, voué au spectacle des éléments primordiaux depuis la rive, et hantant les cafés portuaires où tant de marins et tant de capitaines revenus de leurs courses lointaines… ! Son dernier ouvrage est tout entier centré sur ce point d’ancrage qu’est l’estaminet maritime, en haut d’une falaise où l’on n’accède qu’au prix d’un effort, et nous lisons, comme un long poème mémorieux, son Bar de l’oubli. Le poète est là, aux aguets, à l’écoute, pour nous dire, justement, qu’il ne peut oublier. Qu’il ne veut…

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Jacques Josse

Tout en haut sur la falaise dominant la mer se tient ce Bar, « ce haut-lieu bâti au milieu de nulle part » où l’on oublie les misères de la vie et les gifles d’écume, auquel on accède par des sentiers escarpés, si dangereux le soir à la descente, la tête embrumée de cervoise et de tant de paroles et de tant de visages. Car ce bar dans la nuit est une galerie de portraits, où l’on rencontre aussi bien Tristan Corbière que Patrick Kavanagh et bien d’autres demeurés dans l’anonymat, mais que le lecteur aura peut-être le talent de découvrir : est-ce là Faulkner ou Hemingway, ou bien ce Breton de là-bas, Jack Kerouac que Jacques Josse rencontra un jour à la gare de Rennes – du moins le rêva-t-il. Mais l’atmosphère est là et ses ombres propices :

« Les voix montaient en puissance. Les corps se frôlaient. Des couples se formaient. Il circulait, le godet à la main, en sentant l’ivresse monter en lui… »

Mais pourquoi et pour quelles espérances ? L’auteur est un mémorialiste, un homme qui entend des voix et les couche sur le papier. On se rappellera que, se proposant d’écrire sur le club du Stade Rennais et ses avatars, le scribe avait planté sa table dans un petit café du centre-ville devant lequel défilaient les fous de foot, et sa plaidoirie, à l’ombre du stade, loin des buts marqués et des cris fanatiques, tenait seulement à ces commentaires de clients, ces bruits de bar et l’enthousiasme lointain. Son approche, ou disons sa méthode, il nous en livre ici le secret, et c’est comme une parabole :

« Tout ce qu’il avait vu, perçu, entendu au bar de l’Oubli, constituait un puzzle aux pièces éparpillées. Sa mémoire avait fait le plein de provisions et il se promettait de mettre, d’ici une ou deux semaines, dès que son cerveau en ébullition se serait apaisé, un peu d’ordre dans ce bric-à-brac d’émotions et de sensations. »

Mais oui, bien sûr, l’écriture est toujours une mise en ordre succédant à la tempête sous un crâne. Et l’on sait aussi, comme le voulait Max-Pol Fouchet que le poème n’est que ce qui reste de la transe, de la folie du transport. Le poème est sagesse et mesure. Ce livre trace, donc, un itinéraire qui conduit, non pas à l’ivresse des sens, mais au ravissement de la parole, car enfin que vient-on chercher là ? Des instants de vie, des moments d’histoire, et, au terme de tant de livres issus de l’encre jossienne, c’est l’homme à jamais présent qui s’impose par la parole. Cette présence du verbe est assurément le sceau du poète qu’est Jacques Josse. Non pas verbhorreux, un mot qu’il ignore, mais économe et discret, et, partant, secret. Comme le disait Du Bellay parlant de ceux qui transmettent le langage et qu’il appelait des « truchements », écrire c’est peser des mots. Jacques Josse est assurément ce pensitator par quoi la Renaissance exaltait le scribe. On ne citera ici que ce début du texte nommé en seulement deux syllabes : À bord, et qui est comme un abrégé de toute son œuvre :

« Le chalutier rouge et blanc qui a quitté le port de Lorient vers quatre heures du matin porte un nom d’île grecque. Il trace sa route au large en cabotant en pays rude. L’étrave attaque les déferlantes de biais, casse, rabote les vagues, ne recrache que des surplus d’écume. Le vent siffle en haut du mât tandis que des bruits stridents se font entendre sous la coque. Certains prétendent que ce sont les cris des vieux morts, couchés sur des lits tressés de varech, qui remontent en surface. »

Une description en forme de quelques coups de pinceau qui aboutit au message inscrit sous le texte, à la façon de ces emblemata d’autrefois composés d’une image signifiante ornée d’un oriflamme – parole de feu – qui était message, prophétie ou constat d’évidence. Tout est dit, suggéré ou transmis, en très peu de mots : la mer ennemie, le combat du navire qui avance, la rumeur des luttes, les blessures des éléments, les cris de haine, l’espoir d’un lointain paradis (l’appel de la Grèce mythique !), et sur cette image, sous les mots, après ces phrases séditieuses, la mémoire de ceux qui sont partis à tout jamais, et qui vous reviennent à l’esprit à la façon des contes bretons (d’un Anatole Le Braz ?) et l’ombre de l’Ankou. Jacques Josse le dit à la façon de Hugo (Ah, combien de marins, combien de capitaines…) mais avec un tout autre lyrisme qui cloue le bec au vain épanchement ou aux surcharges baroques. Flaubert aurait aimé ce style, cette page est dans sa voix. Jacques Josse nous donne ici une leçon d’écriture.


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Au bar de l’oubli et autres textes de Jacques Josse, éditions Le Réalgar, 64 p., 7€. Parution : 24 avril 2025